Les médecins face aux sirènes de la méditation.

 

LE MONDE SCIENCE ET TECHNOLOGiE

Edition du 8 janvier 2018

Cette technique d’inspiration bouddhiste, qui séduit l’Occident, peut-elle se fondre dans les pratiques médicales classiques ?

Au début de la séance, il faut rajouter des chaises. On les agence en cercle afin que les participants puissent discuter de leurs expériences. Une bonne vingtaine en tout pour cette séance de thérapie cognitive fondée sur la méditation de pleine conscience, à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.

Cette technique inspirée de la méditation boud­dhiste consiste à porter son attention, sans jugement, sur ses sensations, ses pensées et ses émotions de manière à en devenir pleinement conscient et à se libérer de leur emprise. L’intérêt en psychiatrie ? Il s’agit d’un complément de la psychothérapie que suivent ces patients pour traiter leur dépression, afin de prévenir les ruminations, un symptôme qui précède les rechutes.

« J’ai essayé “Le scanner du corps”, avec la voix de Christophe André. Cela m’a fait du bien », raconte Martin (les prénoms ont été changés), curieux d’explorer de nouvelles méthodes. « Moi, j’aimerais savoir comment lutter contre les insomnies. Je me réveille à 2 heures du matin et je médite. Je me sens parfaitement relâchée, mais je n’arrive toujours pas à me rendormir, et le lendemain ça me gâche la journée », s’inquiète Hélène, le visage labouré par la fatigue.

Certains participants écoutent attentivement, d’autres, distraitement. Martin témoigne encore de l’expérience qu’il vient de faire d’une autre technique, inspirée du yoga : le bourdonnement de l’abeille. Florent Dulong, l’infirmier psychiatrique qui, en 2013, a succédé au psychiatre Christophe André pour l’animation de ces groupes, explique : « C’est un exercice de respiration très utile pour lutter contre la colère et pour se concentrer. »

« LA PRATIQUE DE LA MÉDITATION NÉCESSITE UN EGO SOLIDE. S’IL EST ALTÉRÉ PAR UN TRAUMA OU PAR UNE PSYCHOSE, ALORS LA MÉDITATION EST CONTRE-INDIQUÉE »

NICHOLAS VAN DAM, PSYCHOLOGUE

« Cela ne vous empêchera pas forcément de vous mettre en colère, mais cela peut vous aider », poursuit Florent Dulong, avant de proposer de pratiquer l’exercice. Oreilles obstruées par les ­index, chacun doit émettre un son grave de ­manière que celui-ci résonne dans la boîte crânienne. Puis la séance se poursuit par une méditation de pleine conscience de trente minutes, « Le scanner du corps ». Lentement, Florent ­Dulong guide la pensée des participants, afin que leur attention se déplace le long de leur corps, depuis la plante des pieds jusqu’à la tête.

Dérivées de la Mindfulness Based Stress Reduction (MBSR), un programme de réduction du stress créé en 1979 par le biologiste Jon Kabat-Zinn, les thérapies cognitives fondées sur la pleine conscience s’implantent en psychiatrie. « La première génération de ces thérapies visait à traiter les comportements des patients, la deuxième génération à intégrer le traitement des croyances associées à ces comportements et la troisième génération à réguler les émotions par l’approche de la pleine conscience », résume la psychiatre Anne Gut-Fayand, de l’hôpital Sainte-Anne. « On approche l’instant présent et on aide le patient à reconnaître les pensées qui lui viennent lorsqu’il a des ruminations anxieuses »,poursuit-elle.

« Il y a une montée en charge avec des études scientifiques et un succès médiatique, observe le psychiatre Bruno Falissard, de la Maison de ­Solenn, à Paris. Je pense que cela tient à plusieurs facteurs, incluant l’attrait pour la coloration exotique du bouddhisme mais aussi des attentes sociétales. Il y a beaucoup de gens qui souffrent de la suractivité et de la surcharge d’informations. La pleine conscience aide à lâcher prise avec tout ça. »

« On observe un intérêt croissant pour la méditation, dérivée du bouddhisme zen, renchérit le psychologue Nicholas Van Dam. Cette deuxième vague, après celle de la méditation transcendantale des années 1970, s’étend à l’ensemble de la population, car elle est plus inclusive. La MBSR est plus ­accessible. Cela semble aussi logique car la MBSR répond à des problèmes de nos sociétés capita­listes obsédées par la recherche constante du ­bonheur et l’amélioration de la performance. »

Car cette vague est une déferlante. Utilisée en psychiatrie pour lutter contre la dépression, les troubles de l’anxiété ou de l’humeur, en médecine somatique pour calmer la douleur ou apaiser l’anxiété, la pleine conscience est aussi proposée aux étudiants pour lutter contre le stress des ­examens, en entreprise pour améliorer les performances des salariés, dans l’armée pour ­favoriser la résilience des soldats ou encore dans les prisons.

Sans compter le nombre d’applications pour smartphones et de manuels ­d’exercices proposant de s’approprier la pleine ­conscience pour faire face aux petits et grands maux de l’existence, dont Méditer jour après jour, du psychiatre Christophe ­André (L’Iconoclaste, 2011). Avec 1 million de nouveaux méditants chaque année aux Etats-Unis et un marché évalué à 1 milliard de dollars en 2015, la méditation de pleine conscience est aussi une affaire lucrative.

Si cet engouement, rompant avec une vision dualiste du corps et de l’esprit, répond à une attente de nos sociétés occidentales, il n’en ­demeure pas moins que la méditation, dans son contexte originel, comporte une dimension spirituelle. Dès lors, comment l’intégrer à notre ­culture sans la dépouiller de son sens ? Longtemps confinée aux monastères avant d’être popularisée par les moines dans certains pays, comme la ­Birmanie, en réponse au colonialisme, la méditation est commune à tous les courants du boud­dhisme, qu’il s’agisse du bouddhisme zen en ­Extrême-Orient, du bouddhisme tibétain au Tibet ou du bouddhisme theravada en Asie du Sud-Est.

Chemin long et difficile

Si la pleine conscience est perçue en Occident comme une réponse à une quête de bien-être, de guérison ou d’augmentation des performances, la méditation bouddhiste accompagne traditionnellement un cheminement long et difficile de transformation de l’être, menant à l’apaisement. Relevant d’une expérience intime, ce cheminement induit de profonds bouleversements incluant des changements affectifs, comportementaux et perceptifs.

« Souvent, on s’accroche à la technique mais on ne comprend pas quel est le but », souligne Cyril Castaing, enseignant de méditation et auteur de Simplement oui, l’étincelle d’éveil (éditions Shi Zen, 2016). « En réduisant le terme “méditation” à des techniques de bien-être ou de santé, on occulte certains de ses aspects. Or, la méditation est d’abord un retour à notre profonde nature et, dans cette perspective, certains effets ne collent pas toujours avec notre ­attente de l’agréable », poursuit-il.

« Les gens sont en demande parce qu’ils retrouvent le chemin d’une intériorité qu’ils avaient complètement perdue. Cela ne me pose aucun problème si la pleine conscience a conscience de ses limites, constate le frère dominicain Jean-Marie Gueullette, théologien à l’Université ­catholique de Lyon et auteur notamment de L’Assise et la présence (Albin Michel, 2017). Là où je suis plus dubitatif, c’est si elle se présente comme une spiritualité au-dessus des spiritualités. Si on la voit simplement comme une pratique de santé mentale, pourquoi pas. Regarder longuement un bouquet de fleurs une fois par jour est peut-être aussi utile que certains médicaments. Mais si on enseigne cette forme de méditation, il faut qu’on ait bien conscience d’être dans le registre thérapeutique, et que cela n’a rien à voir avec une expérience spirituelle », poursuit-il.

« Ce que l’on ne souligne pas assez, c’est que c’est une pratique longue, exigeante, prévient Anne Gut-Fayand. Si on le fait correctement, on peut passer par des moments inconfortables. On peut être déprimé ou dérouté, et le pratiquant doit alors être bien accompagné par son enseignant dans cette expérience. » « Il faut aussi insister sur le fait que la pratique de la méditation nécessite un ego solide. Si l’ego est altéré par un trauma ou par une psychose, alors la méditation est contre-indiquée », ajoute Nicholas Van Dam.

Les neurosciences de la contemplation ont souvent mené à des interprétations trop simplistes de phénomènes neurocognitifs et affectifs

Pas si simple, donc, de méditer. Et, lorsque la méditation devient une méthode thérapeutique pour soigner la santé mentale et physique, se pose aussi la question de son évaluation. La pratique de la pleine conscience vient en effet ébranler le regard sur la maladie de la médecine occidentale, en introduisant la dimension subjective de sa perception par le malade. « Intuitivement, quand on a mal, on n’a qu’une envie, c’est que ça disparaisse. Or la méditation, c’est d’aller voir comment ça se passe, d’aller au contact de ce qui est là. Ça permet de se rendre compte de ce qui est du domaine de la sensation et des pensées, dont les composants émotionnels. Le simple fait de distinguer cela permet de se rendre compte qu’on ajoute toutes ces couches et d’aborder sa douleur différemment et d’ouvrir d’autres espaces de vie », témoigne le rhumatologue Jean-Gérard Bloch, qui depuis 2010 propose à ses patients le programme MBSR.

Convaincu que cette représentation de la maladie, intégrant l’expérience subjective du patient à la description clinique des symptômes, va peu à peu s’imposer en médecine, il est à l’initiative d’un diplôme universitaire sur la pleine conscience à l’université de Strasbourg destiné aux médecins, psychiatres, psychologues et chercheurs en neurosciences.

Mais si la médecine occidentale a ses méthodes pour évaluer l’impact d’un médicament ou d’une intervention sur les signes cliniques d’une maladie, elle se trouve vite limitée quand il s’agit de prendre en compte la contribution du malade à sa guérison. D’où la difficulté de mesurer les ­effets de la méditation de pleine conscience. C’est un des enjeux majeurs des recherches dans ce ­domaine.

Dans un article récent de la revue Perspectives on Psychological Science, un groupe de quinze chercheurs alerte ainsi sur le manque de fiabilité des études d’évaluation de la pleine conscience. « La vision qui consiste à vouloir ­traduire la méditation bouddhiste dans notre ­conception de la santé mentale occidentale a de bons et de mauvais côtés », souligne la psychiatre Willoughby Britton, de l’université de Brown, aux Etats-Unis, l’une des auteurs de cet article.

« Dans les essais cliniques sur la méditation, par exemple, les effets secondaires ne sont pas reportés de façon adéquate. Quand vous interrogez les personnes qui pratiquent la méditation au sujet d’expé­riences inhabituelles, elles répondent généralement négativement. La pression du groupe et la ­présence de l’instructeur influencent aussi leurs ­réponses, car ils craignent d’entacher l’image de la méditation. Mais si vous les questionnez en privé sur des effets précis, comme la résurgence de ­souvenirs traumatiques, l’anxiété ou le sentiment de ne plus être dans leurs corps, alors elles ­reconnaissent traverser des expériences difficiles », poursuit-elle.

« Une des difficultés est de distinguer les effets normaux de la méditation de ce qui relève de véritables effets secondaires »,complète Nicholas Van Dam, un autre des auteurs de cet article.

Peu d’évaluations des effets indésirables

L’engouement tend en effet à valoriser les bénéfices de la méditation et seules 25 % des études publiées jusqu’en 2015 évaluaient ses effets indésirables. Les textes bouddhistes ne manquent pourtant pas de descriptions d’effets pouvant être ressentis comme douloureux ou désagréables. Le bouddhisme zen décrit ainsi une maladie de la méditation appelée « maladie zen » tandis que, dans le bouddhisme tibétain, le terme de « nyams » fait référence à un large éventail d’expériences incluant des états d’euphorie, des visions, des douleurs physiques intenses, de la paranoïa, de la colère et de la peur. Interprétées comme pathologiques dans la médecine occidentale certaines de ces manifestations sont pour le bouddhisme un signe encourageant.

« C’est un champ de recherche émergent et il y a un dialogue à trouver entre les deux cultures. Un maître bouddhiste considérera une crise d’angoisse comme un signe de progression dans le cheminement, alors qu’en médecine occidentale, c’est un symptôme », explique le psychologue Ausias Cebolla, de l’université de Valence, en ­Espagne. Dans une enquête qu’il a récemment menée auprès de 342 personnes ayant une pratique journalière de la méditation, publiée dans la revue PloS One, 25 % ont reconnu ressentir des effets inconfortables, d’autant plus importants que leur pratique est plus longue. Ces effets étaient pourtant transitoires, et n’ont pas découragé les pratiquants de poursuivre la méditation.

« Je souscris complètement aux critiques concernant la survalorisation des bénéfices et la nécessité d’études rigoureuses sur la pleine conscience. Cela n’enlève pas ses bénéfices attestés contre un large éventail de maladies chroniques et les résultats des recherches en neurosciences, commente Jon Kabat-Zinn. Mais il faut bien comprendre que les effets les plus importants de la méditation ­concernent une minorité de personnes pratiquant la méditation de manière intensive au cours de longues retraites, par exemple, et cela ne concerne pas les interventions fondées sur la pleine ­conscience comme la MBSR. »

C’est pourtant sur les études menées sur les ­cerveaux des grands méditants que s’appuie aussi la promotion de la méditation de pleine conscience. Depuis le début des années 2000, de nombreuses études ont en effet été menées sur l’encéphale de méditants expérimentés, ayant pratiqué plus de 10 000 heures, dont Matthieu ­Ricard est en France la figure emblématique. Ces études ont révélé que certaines régions du cerveau liées à l’attention se développaient chez ces méditants, et que d’autres aires, connues pour ­diminuer avec le vieillissement, étaient préservées.

Mais les auteurs de l’article de Perspectives on Psychological Scienceinvitent aussi à la prudence concernant ces interprétations. La qualité des images, argumentent-ils, dépend du calme de la personne durant l’examen et de son rythme respiratoire, deux facteurs distinguant les méditants des non-méditants. « Les neurosciences de la contemplation ont souvent mené à des interprétations trop simplistes de phénomènes neurocognitifs et affectifs. Les effets de la méditation sont sans doute exagérés, en raison de la pression sociale à implanter la pleine conscience »,commentent-ils.

AU DÉBUT, LES MOINES BOUDDHISTES CONSIDÉRAIENT AVEC MÉFIANCE LA MÉDITATION DE PLEINE CONSCIENCE, CRAIGNANT QUE SON SENS NE SOIT PERVERTI

AUSIAS CEBOLLA, DE L’UNIVERSITÉ DE VALENCE, EN ­ESPAGNE

Pour répondre à ces questions, les auteurs ­annoncent la création d’un Centre de recherche à l’université Brown, avec pour mission de mener des études en suivant une méthodologie rigoureuse et en rendant les ressources disponibles à tous les intervenants et pratiquants de la méditation de pleine conscience. Conscients des limites de la médecine occidentale, les chercheurs dans ce domaine n’hésitent pas à collaborer avec des spécialistes des textes bouddhistes ainsi qu’avec des moines pour tenter de concilier les différents points de vue et s’accorder sur les définitions et les usages de méditation de pleine conscience.

Dialogue entre cultures

« Il y a plusieurs cadres d’interprétation. Dans certains cas, c’est le cadre bouddhiste qui conviendra et dans d’autres, c’est celui de la médecine occidentale. Il y a un juste milieu à trouver, et c’est là que ­réside le défi », reconnaît Willoughby Britton. « Ce que nous essayons de faire, c’est prendre en compte l’approche de l’autre culture et nous accorder un respect mutuel. Il s’agit de rester sceptique et de nous entendre sur le sens que nous donnons aux différents termes tels que l’“attention augmentée” ou la “pleine conscience” », complète ­Nicholas Van Dam.

« Nous devons traduire la ­connaissance que les bouddhistes ont accumulée sur le lien entre le corps et l’esprit dans notre langage occidental, et nous devons casser les schémas qui nous dictent la manière dont cela devrait être fait. Au début, les moines bouddhistes considéraient avec méfiance la méditation de pleine conscience, craignant que son sens ne soit perverti. Au cours des dernières ­années, ils ont compris que nous avions intérêt à travailler ensemble car nous poursuivons la même quête », conclut Ausias Cebolla.

Catherine Mary

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *